vendredi 15 janvier 2010

FIN DE L'INNOCENCE

Ceux qui liront mon blog se diront très certainement : "elle respire pas la joie cette fille là". Ils auront raison. Il m'est impossible de nier, d'ignorer ou de balayer, ce qui me touche, me boulverse, me chamboule, me déglingue... dans le but de me préserver. Trop fragile, me direz-vous ! Bien sûr que non, juste ce que j'estime la normalité absolue. Nous autres les humains sommes faits de chair et de sang mais aussi d'émotion, de sensibilité, de réflexion. Nous sommes tour à tour les témoins, les acteurs de la vie, de nos vies, nous sommes la mémoire des évènements qui renversent une société, une nation, un monde. Rester dans l'ignorance parce que c'est plus simple, commode et surtout plus confortable est condamnable. Je ne prétends pas faillir à ce que j'estime être plus qu'un devoir mais je retarde parfois, juste quelques instants, le choc effroyable que je vais subir. L'évidence est imparable, il m'est Impossible, totalement impossible de faire comme si je ne savais pas. oh oui ça fait mal, ça perturbe à jamais sa vision des Hommes, de l'humanité. Nous voilà devant la potentialité toujours imminente de la cruauté de nos semblables ; et peut-être même de la nôtre. Cette barbarie qui nous cognera en pleine face et nous laissera à genoux. Si elle a surgi, elle pourra ressurgir. Alors pour ne pas à avoir à se relever cabossé, efforçons nous de lutter pour retrouver ce que nous n'aurions jamais dû perdre...notre regard sur le monde.

Mémoire : Etrange activité qui permet d’emmagasiner, de conserver et de restituer des informations. Esprit : siège de souvenirs. Qu’en est-il du mien ? Ma mémoire défaille parfois, les souvenirs se mélangent, les dates se perdent. Mes souvenirs sont-ils réellement les miens ou seulement la représentation que j’en fais ? Ma mémoire n’est-elle pas fabriquée ou influencée par des supports photographiques, des bribes de conversations que j’ai enregistrées au fil du temps ? Sûrement, mais une chose est sûre, je me rappellerai toujours ce jour là. Cette émotion fut mienne, je ne peux l’avoir inventée, je l’ai vécue.

Je devais avoir une dizaine d’années. Ma vie de petite fille se résumait à l’amour que je portais à mes parents, selon moi, les plus beaux et intelligents de toute la terre et à mes activités d’enfant. L ‘école était une seconde maison où l’autorité parentale était supplantée par des institutrices souvent antipathiques et froides. Sage et obéissante, je me contentais de recevoir le savoir qu’elles m’offraient sans analyser ce qui m’était dit. Vierge de connaissance, ma naïveté m’entraînait vers une totale crédulité. Dépourvue d’expérience critique j’ingurgitais tout sans scepticisme.

Dans mon cocon familial, chaque soir après le dîner, j’étais invitée à rejoindre ma chambre pour une petite lecture avant de m’endormir. Regarder la télévision n’était pas autorisé, à l’exception des veilles de week-end et seulement si le programme le permettait. Ce dimanche là, rien ne supposait qu’il me soit possible d’enfreindre la loi si ce n’est le départ inattendu de mes parents pour une soirée professionnelle. Ayant reçu les dernières recommandations sur la conduite à tenir en leur absence, je promettais du fond de mon lit à papa et maman de vite m’endormir. La porte d’entrée s’était refermée doucement et j’avais écouté scrupuleusement le cliquetis de la clé dans la serrure, témoignant de leur réel départ. Quelques secondes d’attente me furent nécessaires pour ôter tout risque de retour inopiné. Je me levais, non sans crainte de trahir la confiance de mes géniteurs, mais poussée par une irrésistible tentation de transgresser les ordres. Je m’approchais de cette boîte à images, enclenchais le bouton et me tenais prête pour absorber ce qui défilerait sous mes yeux.

Je regarde … ignore ce dont il s’agit. Ce n’est ni un film, ni une émission récréative… rien d’habituel. Pas de couleur mais des images en noir et blanc qui ne me plaisent pas. Tous ces gens aux pas saccadés foulant le sol au rythme d’une musique lente et pénétrante, m’angoissent. Le paysage austère m’oppresse… Aucun commentaire n’éclaire mon ignorance, pas de dialogue non plus. Soudain, les notes musicales cessent et font place à un crissement infernal de roues en acier, pour ces trains qui n’ont pas l’allure de ceux que j’ai pris pour aller en vacances. Des hommes, des femmes, des enfants inondent l’écran, des uniformes s’imposent. De ce bruit insupportable jaillissent des barbelés et des baraquements. Mais quel est donc ce lieu si froid et terrifiant où sont amassés contraints et forcés ces mamans et papas d’un autre monde, ces enfants qui n’ont pas la même chance que moi ? Toujours nul commentaire mais des visages apeurés, des bouches tremblantes laissant supposer des cris et des pleurs perceptibles bien qu’inaudibles… puis d’autres gens aux visages creusés, tous habillés d’un même pyjama. Ils ne sont pourtant pas chez eux … Non ! ils sont en prison ! Pourquoi ? Qui sont-ils ? Pourquoi ces petits garçons et ces petites filles ? Pourquoi sont-ils punis ? Je suis terrifiée, mon cœur s’emballe. Ces regards effrayés et perdus, cette maigreur me consternent. Je ferme les yeux de peur ; les ouvre devant l’horreur. Des fosses remplies de cadavres nus. Je suis anéantie… Puis soudain, un mot s’inscrit : SHOAH. J’éteins au plus vite ce téléviseur de malheur, je veux oublier. Je retourne dans ma chambre pour m’enfouir sous les draps, je veux perdre la mémoire, ne jamais me souvenir et pourtant… il me faut savoir. Je m’empare du dictionnaire, cherche le mot… S.H.O.A.H. Mes yeux se troublent devant sa définition. ANEANTISSEMENT, GENOCIDE, EXTERMINATION de millions de juifs par les nazis durant la seconde guerre mondiale. Je hurle mon horreur. Je prends conscience de la véracité de ce que j’ai vu et entendu. Je viens de comprendre que l’homme est capable du pire. Je sais, et c’est la première fois de mon existence, qu’il peut tuer, massacrer son prochain… que sa folie n’a pas de limite, qu’au nom d’une idéologie, il peut rassembler les foules pour mieux les désunir. Mon petit paradis s’effondre, la vie c’est donc aussi cela. Je voudrais m’endormir et effacer de ma tête ses images d’horreur, je voudrais ne pas y croire mais ma mémoire jure de ne jamais oublier.

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